Calendrier de l'Avent

— Un instant, dit précipitamment Marie.

On venait de frapper à la porte de son bureau, évidemment. Pas dix minutes plus tôt ou plus tard : juste maintenant. Parfait.

Elle regarda désespérément autour d’elle. La boîte de dragées attira son œil. Oui, elles tiendraient dedans. Elle en souleva le couvercle et d’un geste du doigt intima aux deux minuscules hermines de s’y cacher. Elles s’y tassèrent de bon gré.

— Entrez, cria-t-elle d’une voix tremblante en reposant le couvercle sur elles.

Une tête coiffée d’un chapeau à grelots passa dans l’entrebâillement de la porte. C’était Ralf, du stock.

— Marie, vous êtes sacrément en retard ! On a besoin de votre bilan ! Dépêchez-vous donc ! Le Père-Noël a besoin que toute la comptabilité soit actualisée pour savoir quelles dépenses de dernière minute il peut se permettre avant le jour J. Ou plutôt le jour N !

Il ponctua son bon mot d’un clin d’œil entendu. Marie le gratifia d’un rire forcé qui parut le combler. Il hocha la tête.

— Ne traînez pas. Les heures défilent ! Tic-tac, tic-tac !

Marie souffla longuement lorsqu’il referma la porte. Les deux hermines miniatures avaient repoussé le couvercle de la boîte avec leurs têtes et la considéraient de leurs grands yeux innocents.

— Vous ne pouvez pas faire ça, les morigéna doucement Marie. Les animaux sont strictement interdits dans les bureaux depuis que les écureuils casseurs de noix ont rongé toutes les lignes téléphoniques. Je pourrais avoir de gros ennuis si on vous trouvait ici. Noël est une chose sérieuse pour les elfes, vous savez.
— C’est la Reine des Neiges qui nous envoie, couina la plus petite des hermines sans quitter la boîte de dragées.
— Je m’en doute bien, grommela Marie. Qu’est-ce qu’elle veut ?
— Elle veut que tu passes acheter du pain d’épices en Allemagne avant de commencer ton service.
— Elle ne pouvait pas m’envoyer un message ?
— Tu n’as plus de batterie, dit la plus grande d’un air sérieux.

Marie serra les paupières. C’était la première et dernière fois qu’elle essayait de se faire un peu d’argent supplémentaire avec un mi-temps chez le Père Noël : la Reine des Neiges n’avait aucune notion de limites ni d’intimité. Tout le monde l’avait prévenue ; qu’est-ce qui lui avait pris de signer un contrat de cent ans pour être son assistante personnelle ?

Les temples de pierre et de feuilles au ciel s’élancent
Témoins du vent, des orages et du temps qui passe
Mon âme pleure la vue de leur auguste grâce
Qui veilla les douces saisons de mon enfance

Leurs flancs, d’or paré, se font miroir du couchant
Dans l’écrin d’émeraude rieur des adrets
À l’ultime chaleur se réchauffent les genêts
L’automne bientôt rafraîchira les versants

Est-ce de cette vie que me viennent ces images
Leurs couleurs sont vives, mais leurs contours érodés
Peut-être ne sont-elles que d’antiques mirages

Venus d’un autre temps, venus d’une autre vie
La mémoire me manque, mais mon cœur ne peut douter
Qu’en une époque sous ces vieille cimes j’ai grandi

— Voilà qui est fâcheux, grommela Monsieur Leprince, perché sur son sac.
— Certes, fâcheux, admit Monsieur d’Argenteuil. Remarquez, vous pouvez au moins vous envoler à tire-d’aile vers votre rendez-vous et palier au retard du train. Moi, je suis coincé ici.
— Vous plaisantez ? Je vais mourir de froid, en plein hiver !
— Que nenni, vos plumes vous protègeront !
— Tout ça, c’est de votre faute ! explosa soudain Monsieur Leprince.
— Allons, allons, la situation pourrait être bien pire…
— Ah oui ? Je ne vois pas comment, à moins d’avoir été assassinés !
— Vous voyez, relativisa Monsieur d’Argenteuil. Vous êtes sur la bonne voie. Il faut se focaliser sur le positif !

Un hululement scandalisé l’avertit de retenir sa langue s’il ne voulait pas avoir les yeux crevés par les serres acérées de son compagnon de voyage. Monsieur d’Argenteuil se tut donc et mâchouilla son fume-cigarette ; il se fit la réflexion que l’objet n’était pas très pratique pour un chat. Monsieur Leprince avait gonflé les plumes de son jabot, de fort mauvaise humeur.

— Je le savais, je le savais ! ruminait-il encore. Mon petit doigt me disait de m’asseoir dans le compartiment d’à côté.
— Mais vous vous êtes assis ici malgré tout à cause de jumelles Brun, n’est-ce pas ? dit Monsieur Leprince avec un clin d’œil complice. Dommage qu’elles soient descendues si tôt…
— Taisez-vous ! hurla l’autre en battant furieusement des ailes.
— Voyons, ne vous fâchez pas ainsi. Si ça peut vous consoler, je trouve que la couleur de votre plumage s’accorde très bien à votre chapeau. C’est du plus bel effet, vraiment.
— Vous seriez prêt à dire n’importe quoi pour charmer votre monde. Je ne veux plus vous entendre : c’est votre langue trop pendue qui nous a mis dans le pétrin ! Vous manquez sérieusement de jugeote pour un homme du monde ! Essayer de séduire une femme mariée… Vous pensiez qu’elle et son mari tenaient des baguettes pour faire joli ?

Le Père Noël grommela en considérant les grilles du parc de ce qui avait autrefois été son manoir. Il n’avait rien attendu avec plus de hâte que revenir, pourtant, à présent qu’il s’y trouvait, la tâche lui semblait presque insurmontable.

— Allons, se tança-t-il à voix basse. C’est bien pour ça que tu t’es entrainé !

Il était emmitouflé de la tête aux pieds dans une cape noire dont la profonde capuche dissimulait la blancheur de sa barbe et de ses cheveux bouclés. Des caméras balayaient la propriété sans relâche, tant à l’extérieur qu’à l’intérieur du manoir. Couvrant son œil droit, une caméra équipée d’une oreillette retransmettait en direct tout ce qu’il voyait à Giboulée, l’elfe tech de son équipe.

— Père Noël, grésilla la voix de Zéphyr. Le boîtier des systèmes de sécurité se trouve à deux heures trente.
Il repéra le rectangle gris clair qui se dessinait à peine dans l’obscurité sur le mur beige de la guérite. À l’intérieur de celle-ci, le fay qui aurait dû monter la garde était avachi dans son siège, bouche grande ouverte dans un ronflement que le Père Noël entendait sans mal depuis la grille. Cela au moins avait été facile : il avait suffi d’intercepter le livreur de chez Pôle Xpress qui avait apporté son dîner, puis de diluer de puissants somnifères dans le gobelet XL de lait de poule.

Il gelait à pierre fendre. Le Père Noël espéra que le petit nuage de vapeur qui s’échappait de son nez à chaque respiration ne le trahissait pas sur les écrans de sécurité. Il prit à sa ceinture plusieurs shaken en forme de flocons de neige – entre autres épreuves pour s’assurer que l’entraînement du Père Noël était terminé, son sensei lui avait fait fabriquer ses propres étoiles ninja. L’entreprise qui l’attendait était ardue : il lui fallait lancer son shaken entre les barreaux de la grille et atteindre avec la lame un endroit critique du tableau électrique. Il essaya de se motiver mentalement. Il pouvait le faire. Malgré son âge, il avait été le meilleur élève de sa classe de ninjas. Expirant brusquement, il lâcha une première étoile.

— Encore, dit laconiquement Giboulée.

Après trois autres essais, il parvint enfin à griller les circuits de sécurité qui faisaient ressembler son pauvre manoir à une prison. Il reçut le feu vert de Giboulée pour s’introduire dans la propriété. Il abandonna sa cape au sol et escalada la grille avec toute l’agilité de son corps repris en main. En deux temps trois mouvements, il était de l’autre côté et courait sans un bruit sur le gazon du parc en direction de la demeure, évitant soigneusement l’allée de graviers.

Une fois parvenu sous le balcon de la bibliothèque, au deuxième étage, le Père Noël prit à sa ceinture un filin de métal avec à son bout une toute nouvelle ventouse haute-résistance uniquement utilisée par les agents spéciaux du MI6 – Giboulée avait réussi à se la procurer en échange d’informations confidentielles sur le réseau de cheminée britannique, fort convoité par le gouvernement dans sa lutte contre le terrorisme. La ventouse s’accrocha sans effort à la pierre du balcon et le Père Noël glissa dans un petit sifflement aigu vers les étages.

Il connaissait son manoir pour y avoir vécu des siècles durant une vie paisible – sauf aux alentours de Noël –, aussi savait-il que le verrou de la porte ne fermait pas bien depuis qu’il s’était retrouvé enfermé dehors et qu’il avait forcé sur le mécanisme pour l’ouvrir de l’extérieur. Il savait qu’il suffisait à présent de soulever légèrement la porte puis de la pousser vers la droite pour que le pêne sorte de sa gâche. Et c’est exactement ce qu’il fit. La porte couina à peine. Le Père Noël ne reprit sa respiration qu’une fois la porte refermée derrière lui. Inutile d’attirer l’attention en laissant sur son passage des courants d’air glaciaux.

Sans les caméras qui surveillaient les couloirs, nul besoin de se faufiler comme un voleur jusqu’à l’aile est du manoir. Car c’était là son objectif. Là que la Mère Noël était retenue en otage depuis quatre ans, forcée à faire du pain d’épice magique pour son geôlier.

Allez savoir comment, le Lapin de Pâques avait découvert le plus grand des secrets du Père Noël, à savoir qu’il n’était pas le dépositaire de l’esprit de Noël, mais seulement son messager. C’était la Mère Noël qui en était la véritable incarnation ; c’était le pain d’épice qu’elle confectionnait avec amour et infusait de toute sa magie de Noël qui permettait à son mari d’inventer toujours plus de jouets et de passer à volonté dans toutes les cheminées du monde.

Une fois en possession de cette information cruciale, la Lapin de Pâques en avait fort justement déduit qu’il lui suffisait de mettre la main sur la Mère Noël pour faire prendre à sa carrière un virage serré. Il en avait assez de Pâques et des mioches surexcité par le sucre. Il en avait assez de devoir esquiver les sales gosses dans les jardins pendant ses tournées. Combien de fois s’était-il retrouvé pantelant, au bord de la crise cardiaque, après s’être fait courser par des sauvages qui en avaient après sa queue en pompon ? Du moins, c’était ce qu’il avait dit au Père Noël en le mettant à la porte.

Il n’avait pas été bien compliqué pour l’envahisseur de s’introduire chez le Père Noël : jamais il n’avait imaginé qu’on put en vouloir à son office, aussi n’avait-il pas pensé à transformer, comme l’avait fait le lapin de Pâques, son domaine en bunker présidentiel. Surpris au beau milieu de la nuit en caleçon à flocons dorés, il avait été expulsé comme un malpropre par une armée de lapins qui avait ensuite pris la place de ses elfes.

Pris au dépourvu, gras et étranger aux tapis de pilates et aux salles d’exercice, le Père Noël n’avait rien pu faire pour sauver son épouse. Celle-ci avait été confinée à l’aile est – qu’ils louaient avant sur SnowBnB et qui possédait une cuisine indépendante –, où elle était forcée à confectionner sa savoureuse recette magique pour l’usurpateur lagomorphe. Ses rennes avaient été chassés, ses elfes mis à la porte de leur village dans la forêt de la propriété.

Le Lapin de Pâques ne disposait plus que de lapins pour tirer son nouveau carrosse en chocolat et pour l’aider dans les préparatifs de Noël, aussi les enfants recevaient-ils depuis quatre ans quelques jouets mal assemblés, mais surtout des quantités astronomiques de chocolats. La confiserie était après tout la spécialité des aides du Lapin de Pâques. Il était grand temps que le Père Noël revienne du Japon pour reprendre les choses en main : l’obésité menaçait les enfants du monde.

Il parvint dans le grand hall qui marquait le centre du manoir. Droit devant lui se trouvait la porte qui menait à l’aile est, farouchement gardée par la danse frénétique de lasers rouges. Le Lapin de Pâques n’était pas un idiot : l’ultime rempart entre la Mère Noël et toute opération de sauvetage ne dépendait pas du même circuit électrique que le reste des dispositifs de sécurité. Giboulée avait prévenu le Père Noël qu’il ne pourrait le désactiver car il se trouvait dans son ancienne chambre, là où dormait à présent le Lapin de Pâques sous la surveillance d’une garde féroce à quatre pattes.

Le Père Noël considéra un moment les lasers. C’était à cet instant que le menaient toutes ses années d’entraînement. Il avait pratiqué le kendo, le kung-fu et le yoga, perdu la majeure partie de son matelassage naturel et vaillamment récupéré la souplesse ainsi que la fermeté d’un corps de vingt ans. Bon d’accord, de trente et quelques années. Cela représentait déjà une sacrée victoire pour un type âgé de plusieurs siècles.

Giboulée avait réussi à découvrir le modèle du système de lasers utilisés ; il s’était ensuite procuré le même et avait fait s’entraîner le Père Noël dessus. Car elle avait remarqué que les lasers se mouvaient selon une séquence fixe. Longue, donc difficile à repérer, mais néanmoins toujours identique. Combien d’heures le Père Noël avait-il passées à étudier la chorégraphie des lasers, puis à les défier tel un héros de films d’action ?

Il fit craquer sa nuque, réalisa quelques moulinets des bras, sauta plusieurs fois sur lui-même tel un sauteur en hauteur, puis expira brutalement. C’était la dernière ligne droite. Il avait repéré où en était la séquence et connaissait par cœur les mouvements qui lui permettraient de se mouvoir avec elle. Il lissa les plis de sa combinaison en latex et vérifia que les outils à sa ceinture étaient correctement attachés. Pas question de prendre le risque qu’ils déclenchent l’alarme en attrapant en rayon dans leur chute. Après un dernier petit saut sur place, il s’engagea dans la zone qui le séparait de sa compagne de toujours.

Tous ses sens étaient en éveil. Son corps suivait instinctivement la danse apprise par cœur, lui permettant de se concentrer sur des détails incongrus, comme les petits couinements aigus de sa combinaison ou la sensation froide d’une goutte de sueur qui dévalait sa tempe à toute vitesse. Il était déjà à mi-parcours. Giboulée était presque parfaitement silencieuse dans son oreille ; seuls les sons qu’elle faisait en retenant son souffle lorsqu’un laser frôlait le Père Noël prouvaient qu’elle suivait la scène avec attention.

Puis, avant même que le Père Noël s’en fut réellement rendu compte, tout fut fini. Giboulée chuchotait de ferventes félicitations dans l’oreillette. Il avait atteint la partie du hall qui menait à l’aile est. Il poussa doucement la grande porte qui en gardait l’entrée et se prépara à retrouver son épouse, qu’il ferait sortir par la fenêtre grâce à son filin d’agent spécial. Son traîneau l’attendait sûrement déjà près de la grille. Le Lapin de Pâques pouvait garder le manoir, si ça lui chantait, mais ne prendrai plus jamais le Père Noël par surprise.

« Une fois, mais pas deux ! » pensa-t-il avec détermination alors qu’il approchait d’une porte d’où s’échappait de la lumière ainsi qu’une délicieuse odeur de pain d’épices.